cruelle toff
Ses doigts, fébriles, ont déjà quitté le clavier et demeurent suspendus, cabrés au-dessus, tant que vibre, dans l’air ouaté du petit salon, le souffle en déclin du dernier accord dont ils ont conservé la forme.
Le souffle d’Anne est, lui aussi, suspendu à cette ultime vibration.
Il n’est plus question de différer le moment : il est temps de partir.
Son unique bagage attend, comme impatient, dans le couloir de l’entrée, devant le guéridon vide-poche où Anne se saisit de son tout nouveau passeport. Biométrique… La belle affaire !
Elle n’ose pas l’ouvrir. La photo qui s’y trouve, dûment certifiée et encodée, pourrait bien lui arracher un haut-le-cœur. Ignoble ! Elle est proprement ignoble, cette photo.
Anne couvre son port de tête bourgeois d’un foulard de soie légère, fraîche comme le soupir d’un petit vent du soir après une chaude journée d’été. Elle prend bien soin de masquer le bas de son visage. Jusqu’au-dessus des narines, en fait. Ainsi qu’elle en a pris l’habitude depuis qu’elle a quitté le confortable anonymat de l’hôpital, il y a de cela huit longs mois, déjà.
Son petit sac à main de moleskine, porté en bandoulière, tambourine sobrement contre le creux de l’aine, à sa cuisse droite, quand, refermée la porte de l’appartement de sa mère, Anne s’engage sur le palier vers l’ascenseur grillagé, poussant devant elle son bagage à roulette qui frétille comme un de ces robots de la grande saga futuriste dont son frère était complètement frappadingue.
Yann… Elle ne veut pas s’attarder sur son souvenir. Le moment est suffisamment dense pour ne pas y ajouter le poids du deuil.
Un taxi chopé sur le boulevard l’emmène à l’aéroport. Parvenu au bout de sa course, le chauffeur, sans se tourner vers elle, lui annonce le prix.
“- Sans contact, se contente-elle de répliquer.”
Durant sa pénible traversée vers la zone d’embarquement (ce monde !), Anne remarque un photomaton occupé par une jeune femme - à en juger par les jambes, sportives, découvertes depuis la cheville, révélée par de mini-socquettes plongées dans une paire de tennis blanche, jusque sur le haut des cuisses, enserrées dans un short à fausses franges d’usure. Blanc lui aussi, et du plus pur. Des plus éclatants, dites-moi !
Le rideau est tiré. On ne voit qu’elles, ces pures blancheurs.
Quand débute la série de flashes, Anne sursaute.
Lui revient en mémoire, comme si c’était hier, la séance à laquelle elle avait dû se résoudre, un mois auparavant, pour les besoins de l’établissement de son nouveau passeport. Une vraie torture !
L’absurdité des consignes, en particulier, l’avait profondément perturbée. Un schéma indiquait, péremptoire, tout ce qu’il convenait de ne pas faire pour obtenir une photo officielle.
Ni profil, ni trois-quart : bien en face, à telle hauteur… Dans le cercle prévu à l’étalonnage idoine. Idiot, oui ! Ne pas sourire. Ne pas faire la tronche. Ne pas porter de lunettes, ni les cheveux attachés. Anne porte le cheveu court. Très dégagé sur la nuque et les oreilles, tandis qu’une habile virgule tombe à dessein sur sa joue gauche. La plus meurtrie…
“ - Pas de mèche ! Pas de mèche, malheureuse ! “ sembla lui crier toute la cabine sans plage autre que sa seule plage horaire, à la mécanique sévèrement chronométrée.
Puis vint l’instant redouté : la délivrance des clichés.
Sa gueule cassée, toute crue ! allait figurer en bonne place dans l’encart réglementaire. Pas moyen d’échapper à aucun détail du massacre de son visage, ignoblement défiguré par une rafale de kalach’, certain soir maudit, durant lequel son frère Yann tomba raide mort sur elle, l’entraînant vers le sol maculé de sang du Bataclan.
Et maintenant, la douane…
tiniak ©2021 DUKOU ZUMIN &ditions TwalesK
pour une contribution à l'atelier d'écriture 'bricabook' d'Aleksandra,
quelques mots, pour une photo.
Ci-dessus (d'un clic sur la photo), Gaëlle, une rescapée de 2015, témoigne avec sa "gueule cassé".