Abalone
La jungle étire enfin ses bruissements variés, avec le soir qui sombre alors, soudain, brutalement, sous les feuillages gras, sur la terre engorgée, à travers le peu d’air qu’il y ait à respirer. Le village renaît, finis tous les labeurs. Le marché du matin est plus gras maintenant. Le soir est le festin qui fait tout oublier des souffrances du jour. Les enfants sont gavés de fruits, de cris, de courses… Ils s’endorment déjà, sur le sein, le genou, la treille maternante à l’odeur apaisante et la vibration douce.
Les hommes sont ici. Il n’en manque pas un. Ils parlent un peu fort de leur chasse accomplie, déposant leurs trophées autour du feu central où l’on va prendre place, chacun à son endroit. Les couples au plus près des anciens, accroupis, les plus jeunes dans l’ombre. Un grognement se fait plus fort dans les poitrines, à mesure que le feu lèche la chair offerte.
Elle s’avance alors, la Mère de leurs noms.
Elle chante leurs noms, leurs liens dans la forêt. Elle a les bras levés vers un ciel impalpable. Les arbres millénaires en taisent le secret. De sa bouche édentée sortent des sons magiques. Chacun y reconnaît sa partie animale. Les chasseurs, les premiers, en demandent pardon avec un grognement contenu dans leurs mains tout près de leur visage. Les autres, jeunes ou vieux, sifflent, vers le sol à leurs pieds, d’un souffle circonspect, une note fragile.
Vient le temps du partage. La Mère baisse les bras, les yeux dans les feuillages et le pied ferme en terre. Les chasseurs prennent leur part, les jeunes servent les vieux, les vieilles, et les garçons donnent aux filles selon leur sentiment. Chacun mange à sa faim, même la Pâle-Idiote, accueillie depuis peu, après la catastrophe.
Elle a le cheveu dru à la tempe, à la nuque, mais une toison feu décolle de son crâne et lui barre le front. A l’odeur, ça, c’est sûr ! elle n’est pas d’ici; ni de cette vallée ni des monts qui la ceignent. Il s’en faudrait de peu qu’un des hommes l’étreignent, mais son regard les tient, un à un, à distance. Et voici qu’elle danse, devant leurs yeux marrons. Et les flammes lui font comme une révérence. Après quoi, le silence englobe le moment. Elle se saisit alors d’une bourse à son flanc, en tire une denrée nouvelle et intrigante. Prise dans une gangue à l’aspect d’une pierre, elle baigne en un jus au parfum sans pareil.
Au grand étonnement de tous, Mère y compris, elle dit dans leur langue : “Mangez ! Car ainsi, comme moi, ne serez jamais seuls.”
Un enfant tend le bras, l’œil inquiet la questionne : “...ça s’appelle comment ?’
Lui caressant le front, elle répond : “Comme moi, Abalone.”
“ - Et ça veut dire quoi ? ose l’enfant, bégueule.
“ - Vous l’ai dit : Jamais-Seul.”
tiniak ©2021 DUKOU ZUMIN &ditions TwalesK
pour un Défi du samedi #649.
Illustration : The dance (2010), Nguyen Xuan Huy.